2010-Suite
A chaque séjour, il faut réinstaller ce que Faly a emporté pour éviter les cambriolages, vu les déboires survenus à ce niveau en 2008 et 2009, et qui ont justifié la pose d’une grille en fer devant la fenêtre de la salle de bains. Ainsi en est-il pour le coffre vert, la batterie et le convertisseur, avec le panneau solaire bien sûr.
Il faut donc travailler essentiellement après le petit déjeuner, entre 8h et 11h, et pour cela prévenir mes visiteurs habituels que je souhaite être tranquille à ce moment. Ils seront sympas et acceptent, s’ils sont venus prendre une collation avec moi, de se retirer après… ou de feuilleter les revues que j’amène de l’avion ; quant aux enfants, quand ils n’ont pas école, il y a des albums à colorier et des paquets de crayons de couleurs ! Grâce au panneau solaire, je peux utiliser mon notebook pendant plusieurs heures de la journée tout en n’épuisant pas la batterie qui donnera son énergie à une ampoule économique le soir. Et les lampes Ikea (dont les petits panneaux extractibles passent la journée dans l’herbe du jardin) feront le reste.
Comme je dois profiter de mes séjours pour faire avancer le schmilblick, il faut relancer à Fénérive le géomètre Mr Raoul pour qu’il vienne mesurer et borner mon terrain. Occasion de remplir un bidon de 5L d’essence à la station service (elle est plus chère en bouteilles d’Eau Vive au village) et de ramener deux beaux poulets de chair suspendus vivants sous le guidon de mon scooter, pendant 15 km (!) : les copains me croiront-ils ? On me signale que Mr Raoul est au Soafaniry, le petit resto (hotely) à la sortie du village – on y mange bien pour pas cher – vers Fénérive… Vite, le relancer ! Lui et son équipe boivent force bières et sodas offertes par son client du jour qui a attendu, me confie-t-il, des années pour obtenir sa visite. Le crépuscule s’annonce, mais je suis si insistant qu’il vient faire ses mesures et on plante les bornes : ouf ! Je lui paie ce qui avait été convenu… en juin 2008, mais refuse de lui donner davantage, ce qu’il réclamait « pour les deux témoins qui devront signer le document attestant du bornage » ; sans doute est-ce pour cela que j’ai dû lanterner jusqu’en 2011 pour avoir les documents. Comme c’est la coutume, il faut rincer le gosier de toute l’équipe du fonctionnaire ; on a progressé, c’est l’essentiel !
Le fihavanana : ce mot est très riche aux yeux des Malgaches, signifiant une solidarité qui existait entre les habitants d’un pays pourtant constitué de 18 ethnies, et qui a toujours essayé de régler les conflits sans recourir à la violence, coutumière dans nombre d’autres pays africains (cf. le génocide rwandais entre Hutus et Tutsis). Revoyant à la TV les images de tirs sur la foule il y a un an, lors de l’affrontement Ravalomanana-Rajoelina, une jeune femme d'ici commentait, le 07.02.10 : « Ce n’est pas les Malgaches, ça !».
Etant donné que je suis là pour un plus long séjour, vu mon objectif d’écriture, j’ai plaisir à recevoir Jeanne et mes amis des Orchidées trois jours après mon arrivée : il faut faire honneur aux poulets et profiter des amuse-gueule amenés de Belgique (gouda, parmesan, dattes, saucisson et jambon) avant qu’ils se corrompent en raison de la chaleur.
Evidemment, le lendemain, toute la vaisselle nous attend : c’est toujours ensemble que Donald et moi nous acquittons de cette tâche ménagère. Johnny, handicapé en chaise roulante, passe dire bonjour et… demander l’argent du taxi-brousse « pour aller à Fénérive à une réunion d’handicapés » : voilà une excellente raison d’aider un garçon toujours jovial, surtout quand il joue à la pétanque devant Ylang Ylang !
Il m’arrive régulièrement de recevoir des visiteurs intrigués par ma présence récurrente ici ; certains s’inquiètent de me voir «sans femme pour mon ménage» et proposent une jeune fille (sans travail) de leur famille ; à chaque fois, j’en profite pour expliquer pourquoi Christiane n’est pas là mais aussi mon attachement à leur pays et à ses habitants : j’ai renoncé à faire du tourisme itinérant à Madagascar et ai plutôt choisi de me consacrer à mes amis d’Andasibe et de Mahambo : c’est la raison pour laquelle j’ai acheté cette maison. A Sahamalany, où je vais vite rendre visite dès mon arrivée, le café de Juliette me paraît chaque fois plus délicieux, car il est le signe d’une amitié qui se construit patiemment.
Avec seulement l’écran du notebook, je peux « faire cinéma » pour les enfants du hameau : quel partie de rigolade en voyant les aventures de Boog, l’ours apprivoisé de « Les rebelles de la forêt », un extraordinaire dessin animé de long métrage ! On le continuera à la maison et aux Orchidées où les enfants de Fara et Faly ont préparé quelques cadeaux pour mon anniversaire…
Le jour du Seigneur, les Malgaches endimanchés se rendent dans leurs églises respectives. A Mahambo, comme partout ailleurs à Mada, les églises ont proliféré : catholique romaine (comme c’est précisé sur le panneau d’accueil de l’école privée préscolaire, près du dispensaire !), protestante (F.J.K.M.), sectes diverses (Jesosy Mamonjy, ce qui veut dire "Jésus sauve", du pasteur américain Daoud), évangélistes, pentecôtistes, adventistes du 7ème jour, témoins de Jéhovah, autres sectes encore, telle la communauté "Flamme de Dieu" qui fait sa pub en bordure de la route nationale. Le dimanche matin, la radio diffuse des prêches et des chants dès 7h du matin… Pourtant, il n’y a une messe catholique qu’un dimanche par mois, par manque de prêtre, ici aussi. Les autres dimanches, l’église est quand même bondée, alors que l’office se termine après la liturgie de la parole. J’ai en tout cas toujours ressenti une grande tolérance entre Malgaches à ce sujet : dans les familles, le père et la mère ne vont pas nécessairement dans la même église ! Mais j'ai aussi écrit dans mon journal de bord :
« Ce dimanche, je rejoins l’église catholique (sans messe, mais avec collecte !), puis le local de Jesosy Mamonjy (où il n’y a plus personne), puis la nouvelle église en structure béton de F.J.K.M., les protestants (Felana et Posy sont dans l’assistance). Je quitte après être passé déposer mon obole dans le panier ad hoc près de l’autel - tout le monde doit se lever pour y aller - et avoir acheté un ananas aux enchères. Ce n’est enthousiasmant dans aucune des deux églises, et ne fait que renforcer mes sentiments quant à la religion : le prédicateur protestant lit dans un micro tonitruant un texte interminable, et on récolte de l’argent par tous les moyens. Parle-t-on seulement de Jésus et de sa Bonne Nouvelle ? »
Le dimanche, c’est aussi le moment du football : le terrain du village se trouve le long de la piste qui mène de ma maison et du CEG vers la plage. Les joueurs sont souvent pieds nus, mais ne manquent jamais de spectateurs massés le long du chemin. Le terrain sert aussi de plaine de sports pour les élèves de l’école toute proche.
Certains jours, il fait si chaud qu'il m'est très pénible de travailler, même le matin, et je me demande avant chaque geste : vais-je faire ceci ou cela ?
Le CEG est mon voisin, mais aussi l’école où se trouvent des professeurs que je connais et des enfants de familles amies. Deux amis enseignants de Neufchâteau m’ont confié une somme d’argent qui me permet d’acheter à Tamatave, en compagnie de l’ami Emile de Foulpointe dont la voiture est bienvenue pour le transport, 500 cahiers et des pots de peinture (ardoisine) pour rénover les tableaux dans les classes.
Après un marchandage inabouti auprès d’un grossiste chinois, c’est près de la gare routière que j’obtiens le meilleur prix dans un magasin très fréquenté par les étudiants de la ville. Je remettrai les cahiers en mains propres aux élèves, en passant dans toutes les classes, pour être sûr qu’ils auront chacun le leur. Pour ce qui est de l’ardoisine, je profiterai d’un samedi matin, quand les élèves ne sont pas là…
Il y a des moments de déception, c’est vrai : souhaitant avoir des nouvelles de l’école où se trouve Jenny, la petite vendeuse de colliers rencontrée en 2006 et pour qui je paie la scolarité, je l’emmène avec moi pour rencontrer la directrice de l’école primaire publique. Celle-ci, très gentiment, m’apprend qu’elle ne connaît pas Jenny, qui ne s’est pas présentée à l’école ; elle m’a donc menti et l’avoue devant la directrice, car ce qu’elle voudrait, c’est « une boutique » (sic). C’est pour moi un coup de bambou malgache… veloma, Jenny ! J’apprendrai en 2011 qu’elle a quitté Foulpointe pour s’installer avec un vazaha, à 15 ans !
Autre anecdote : Donald a, me dit-il, renversé un enfant à Fénérive avec son vélo. Il a dû dédommager financièrement la famille et pour ce faire a emprunté de l’argent à son frère. Je me sens moralement obligé de l’aider à rembourser sa dette… J’apprendrai plus tard que tout cela est inventé… pour me soutirer de l’argent, sans doute en complicité avec son frère. Il m’est aussi arrivé de payer deux fois des gaulettes achetées pour réparer la clôture du jardin ! Il est bon de passer l’éponge, mais je ne pourrai pas toujours, car ce type de mensonge me répugne.
Les Malgaches aiment ardemment les fêtes. Le jour de la fête de l’école, les élèves ont quartier libre pour envahir les classes, y installer une sono et danser, pendant que les profs, par exemple, boivent un verre de rhum à l’épicerie du coin. Un détail piquant : les bouteilles à visser ne sont pas dévissées, mais le bouchon est simplement percé pour laisser passer le précieux liquide, comme cela on a la preuve, quand on rend la tout aussi précieuse vidange (le contenant coûte presqu’aussi cher que le contenu !), que le goulot n’est pas abimé… Invité par un carton officiel à la soirée dansante organisée par l’association des professeurs du CEG, à la salle communale du village près du marché, je ne peux manquer d’y répondre. Comme ici, il y a encore peu de monde vers 21h. A 22h, je suis assez tenté de rentrer : musique malgache boum-boum, impossible, tant elle est forte, de parler avec les quelques profs du CEG ; on peut seulement boire bière ou soda tiède, ou rhum Dzama. Un certain Andry, très curieux, m’entraîne à l’autre bout de la salle, où je retrouve quelques personnes connues. Cela va mieux, y compris l’ambiance, avec Mr Félix et le prof de math un peu éméché, puis Doris et sa femme, mes sympathiques voisins. Je ne me souviens pas si Olga et Grégoire, deux autres profs qui sont mes voisins, étaient présents... Bon contact avec le directeur qui fait un petit speech après l’hymne national interminable que chacun écoute « religieusement », debout et figé sur place. 2-3 danses puis je m’éclipse au moment où le prof de math me lançait sur la politique malgache, sous la pluie qui n’a guère cessé de la soirée. Au lit à 0h30’, en laissant le scooter derrière la maison : je ne peux décemment pas réveiller Donald (que ce genre de soirée n’intéresse curieusement pas) pour qu’il m’aide à remonter le scooter dans le living.
J’avoue préférer les repas de fête à la maison, notamment avec la famille de Juliette et Raymond de Sahamalany : ils ont tant de plaisir à manger et boire que le mien est sans doute visible aussi.
Les fortes pluies du début février ont rempli les canaux à l’arrière de la maison : les lotus y apparaissent en nombre et la mare a fière allure : le sentiment de fraîcheur est bien réel le matin, y compris à la douche de la plage des Orchidées. Tout près de là habite Raoul, président de l’association « Le soleil de Mahambo » dont Fara est trésorière - c'est elle aussi qui tient les comptes de ma cagnotte malgache. Il s’agit d’aider "les enfants de l'orphelinat de Mahambo, de veiller à leur bien-être et de l'améliorer, en assurant le maintien des soins, de l'hygiène, de l'alimentation, du cadre de vie et de la scolarité." (extrait des statuts).
Une activité régulière, quand il ne fait pas trop étouffant, est de photographier les plantes et fleurs du jardin, pour essayer de les nommer quand je serai rentré, notamment grâce à internet et un excellent atlas de botanique malgache, de Lucile Allorge, « Plantes de Madagascar », aux éd. Ulmer, Paris, 2008 : on en trouvera bon nombre sous l’onglet « photos ». De temps à autre apparaissent des champignons, notamment sur le vieux tronc pourrissant qui sert de support à diverses plantes ornementales, près de l’escalier secondaire, ou même sur le bois des escaliers, comme c’est le cas pour le polypore le plus fréquent de là-bas : Pycnoporus sanguineus. Le gros champignon amené l’an dernier par Olga et son mari continue de trôner sur la terrasse (regardez bien !), sous le nom de la maison…
La fin de mon 11ème séjour à Mada est encore émaillée de quelques moments saillants, notamment celui où Héry fera ses premiers pas… dans le living de la maison : le sol est bien plat et c’est plus facile que sur la terre battue non plane de Sahamalany ; mentionnons aussi, outre les visites habituelles, celle de deux élèves du CEG, sous prétexte de demander un verre d’eau ; la découverte, chez Dimla, de « vin » en vrac : il n’est pas dégueu et coûte le même prix que l’Eau Vive (!) mais la sieste de l’après-midi est un peu plus lourde… ; la traditionnelle visite chez Emile à Foulpointe, où son copain vazaha Philippe, retiré là depuis 10 ans, me partage d’intéressantes réflexions sur la mentalité des gens d’ici ; rencontre, dans l’avion vers Paris, avec une certaine Noro qui m’apprend que les mendiants de Tana qui font les poubelles sont appelés « 4 amis » par référence aux 4 catégories qui mangent ensemble : les souris, les cochons, les chiens et… les mendiants !
Lu cette année : « Villa Vanille » de Patrick Cauvin, Albin Michel, Paris, 1995. En voici quelques extraits intéressants pour comprendre l'ambiance de Madagascar à la fin de la période coloniale.
Le roman s’articule autour de deux familles : à Palembang vivent Francis Bécalier et Pronia (considérée comme un peu folle), qui fut la maîtresse du député Malgache Andafy Anjaka : elle en a eu secrètement une fille, Anka, qui a épousé le révolutionnaire Tulé, et est l’amie d’Ariane. Les autres enfants sont Marek, le costaud, Adrian, ancien amant fou d’Ariane parti à la guerre, et Coline, la chic à la mode de Paris. Le domaine est mis à feu par les indépendantistes dès le début du roman. La famille Bécalier trouvera refuge dès cet instant à Villa Vanille. Là, règne le patriarche Grégoire Arians, veuf de Mathilde, dont il a eu deux filles : Ariane et Sandre (handicapée) ; pendant l’absence de Adrian, Ariane a épousé Marc Berthier dont on baptise le bébé au premier chapitre…« Une Merina, la plus belle race du monde… la plus fine, la plus chaude » (p. 23).
« Il s’était entortillé dans son lamba de coton blanc et, pour la première fois, l’idée frappa Berthier que les vêtements, ici, étaient des linceuls » (p. 33-34).
« Ai-je eu peur d’un affaiblissement possible de cette violence qui nous jetait l’un vers l’autre ? Je ne voulais pas que le temps nous domestique, et j’ai craint de devenir fade si je restais présent. La guerre a été un prétexte, peut-être a-t-on besoin de souffrir et de ce point de vue j’ai réussi mon coup, trop… » (pensée d’Adrian, p. 39-40).
A propos du député Andafy Anjaka : « Le Malgache était un utopiste, sympathique mais idéaliste, une sorte de savant aux idées trop grandes ; il se mettrait bientôt à parler de fraternité, d’humanité, mais il lui suffisait parfois d’un coucher de soleil aux drapés théâtraux pour trouver le bonheur. » (p. 51).
« La nuit dispensa Anjaka de sourire, il l’aurait fait par politesse, par civilité comme il faisait beaucoup de choses » (p. 52).
Grégoire Arians : « Je ne sais pas très bien expliquer, mais en dessous de tout ça, il y a quelque chose de fort et de chaud, comme un sexe planté dans une femme qui ne serait qu’à vous » (p. 51).
Un sorcier pense : « Rien au monde ne valait le riz fermenté [betsabetsa], l’alcool-poison ; tout devenait lumineux et facile, des chants naissaient à ses oreilles et chaque arbre se changeait en femme, en l’une de ces filles crédules à qui il vendait de la poudre de lézard pour leur éviter d’être enceintes. » (p. 66)
Marek pense : « Il suffit de passer trois heures dans n’importe quel patelin de l’île et de les regarder faire : si on partait du jour au lendemain, ils n’en auraient pas pour trois mois avant de mourir de faim. Pour être indépendant, il faut être capable de l’être et ce n’est pas le cas. Je suis né avec les Malgaches, je les connais bien, j’ai eu des copains parmi eux, mais ils sont quand même trop cons. » (p. 82).
Francis pense : « Je ne vous ai pas toujours aimés, chers Malgaches, je vous trouvais l’œil torve et le cerveau rabougri. Je ne me suis pas aperçu que les trois quarts de votre activité consistaient à survivre. » (p. 116)
A propos de Tulé : « Il avait pensé longtemps qu’il suffisait de mettre les hommes devant leurs responsabilités et de les aider à ouvrir leur cœur pour que les problèmes s’apaisent. Il savait aujourd’hui que cette croyance avait la face enfarinée de bienveillance et d’imbécillité . » (p. 148)
Coline, à propos d’elle-même : « C’est une douleur de vivre sous les palmiers, vêtue de soie et cernée de servantes. Je m’essaie au cynisme depuis des années, simplement par impossibilité d’être cette souillon qui emplit ses seaux aux fontaines de Manalondo et qu’un homme baise à toute heure du jour, sur un sommier aux ressorts cassés, cernée de marmaille. » (p. 161).
Grégoire pense, lors d’une réunion des propriétaires terriens : « Tout avait été tellement simple. L’Histoire s’expliquait par des lois éternelles, identiques. Rien ne les changerait, rien ne les améliorerait. Très loin, à l’autre bout de la planète, des hommes instruits tentaient d’introduire des modifications, des réformes, mais ils avaient perdu le sens du réel. Ce n’était pas ainsi que se résolvaient les problèmes ; ils apportaient des décrets, des réglements, des dispositions nouvelles alors qu’il n’existait que la sueur, le sang et, à l’infini, l’eau verte des rizières. » (p. 203) (…) L’heure est au sang, et si la paix revient, elle ne sera pour le vaincu qu’une longue aspiration à une revanche future. Il n’y aura ni fin ni paradis, car il n’y a pas d’égalité : elle est la source de tous les mécontentements ; celui qui croit que l’homme est heureux de savoir qu’un autre est son égal est un imbécile. » (p. 204).
« A.E.F., A.O.F., des terres neuves où des crétins aux dents blanches attendaient en roulant des yeux qu’on leur apporte la voiture à essence et le moulin à légumes. » (p. 225).
« Il était également précisé [dans un journal ancien ayant trait à la Grande Ile] que les Malgaches ne connaissaient le respect que lorsqu’il se basait sur la crainte. » (p. 227).
« Marek… voici qu’il était mort sans qu’il [Adrian, son frère] ait eu seulement le temps de l’aimer.
Cela ne s’était pas fait, les deux hommes s’étaient manqués, et sa tristesse ce matin venait de là, plus que la mort elle-même. » (p. 256).
« - Sais-tu ce que disent les habitants de ce pays lorsque quelqu’un meurt ? Adrian hocha négativement la tête. - C’est étrange, dit-elle [Sandre]. Vous vivez avec eux depuis plus d’un siècle, et personne ne les écoute parler, personne ne sait ce que sont leurs croyances… Il posa les paumes sur les poignées et recula légèrement le fauteuil. - La substance du défunt s’incorpore à la terre qui l’absorbe, et c’est grâce à elle que la terre engendre la vie. Toutes les existences futures sont le produit des morts anciennes. C’était aussi pour cela que cette guerre était inutile ; dans la pensée des indigènes, chaque homme, chaque femme abattu en ferait naître d’autres. La mort était au centre de la chaîne de la vie, elle n’engendrait ni tristesse ni crainte… Une autre vie surgissait, plus large, plus complète, le pouvoir des disparus était plus grand . C’était pour cela qu’on leur rendait un culte. » (p. 263).
Anka pense : « La protection des ancêtres… Il était donc possible que rien ne fût plus fort que les légendes. La culture acquise se fendillait. Il avait suffi qu’il y ait menace pour que les superstitions surgissent en elle, tout ce fatras qu’elle avait chassé et contre lequel elle s’était battue… Se pouvait-il que dans ses veines circulent encore ces croyances jugées hier ridicules ? » (p. 269-270).
Adrian (à une réunion des milices de colons blancs) : « … je ne suis pas un orateur très habile, je peux vous dire simplement que je crains l’engrenage de la violence. A mon avis, tôt ou tard, ce pays sera indépendant. Si nous voulons rester et continuer à y vivre, ce que je désire autant que vous, la répression n’est pas la bonne méthode » (p. 301)
(…) - Vous commettez une erreur, Bécalier. Savez-vous ce qu’était ce pays avant notre arrivée ici ? Il était un champ de bataille entre tribus. Nous l’avons pacifié, équipé, fertilisé ; le rendre à ses habitants, c’est réinstaller l’anarchie et le livrer à des effusions de sang. La haine des ethnies de la côte contre les Hovas est toujours intense ; en quelques mois d’indépendance il n’y aurait plus une usine, plus un hôpital, plus une rizière.(…) - [Adrian] Rien ne vous permet de dire cela : le Malgache de 1947 n’est plus celui d’il y a un siècle, il peut très bien… - Grâce à qui ? coupa Grégoire. Qui les a éduqués ? Qui a fait disparaître les superstitions, les épidémies, les féodaux ? - Je n’ai pas dit que nous avons été inutiles, je suis d’accord avec vous sur ce point, mais éduquer les gens, c’est les rendre capables de décider et d’agir : alors soyons logiques jusqu’au bout, laissons-les prendre davantage en main leur propre destinée et… » (p. 302- 303).
Ariane : « Les terres extrêmes. Elle avait l’impression, mais cela datait de quelques jours à peine, que ces mots résumaient le pays. Il avait été un paradis. Il basculait dans l’enfer. Il ne pouvait pas, il ne savait pas se situer dans les limites raisonnables des mondes intermédiaires. Cela tenait à des tas de choses : au climat, à la violence des paysages, à la force désespérée des parfums… Les fleurs mouraient tant elles s’exténuaient à répandre leurs bouffées de sucre et d’odeurs. Enfant, elle avait eu conscience de cette générosité exacerbée de la nature… Un don trop fort laissait présager les fatigues futures… Un jour, l’île serait exsangue, la force verte contenue dans les herbes et les palmes disparaîtrait, ce serait le temps des roches brûlées, des horizons chaotiques dont la vie aurait fui. (…) Les ouvriers qu’elle croisait sur la bicyclette que son père lui avait offerte pour ses douze ans, les saluts joyeux des femmes aux mollets de boue penchées sur les rizières, tout cela n’avait été que duperie. Elle s’était prise pour un être précieux, un diamant juvénile et gracieux fait pour être salué dans sa gloire… la fille de Dieu, la pure merveille, attendrissante et magnifique, capricieuse parfois…Elle avait tout eu et de plein droit : la beauté, la grâce, la blancheur, l’argent, l’intelligence. Elle avait lu les livres qu’il fallait, même ceux qui remettaient en question le sens de son règne… (…) Je m’en rends compte : nous avons aimé ce pays parce que nous en étions les rois. Adrian a compris cela confusément, c’est pour cela qu’il est parti. » (p. 306-309) (...) mais aussi parce que [Ariane, au moment de la séparation pensera que] « Son engagement dans l’armée venait de là : ne pas se laisser dévorer par une passion unique, comme si quelque chose en lui cherchait un autre horizon, d’autres buts que le seul amour d’une femme » (p. 430). « Ils se connaissaient tous, les informations circulaient, cela avait toujours été comme ça, tous les colons de l’île n’ignoraient rien de l’habileté indigène à tout savoir, à tout se transmettre » (p. 329).
« On porte toujours secours aux victimes des catastrophes naturelles ; lorsqu’ils les auront soignées, ils les pendront pour des raisons politiques » (p. 396).
*
Mon 12ème voyage eut lieu du 14 au 27 mai. Deux séjours par an me paraissent un bon timing, ni trop courts (celui-ci était limite), pour une accoutumance, même physique, nécessaire car il faut chaque fois « retrouver ses marques », ni trop longs car ma vie principale (famille et amis, associations et activités) est en Belgique : Mahambo est un lieu idéal pour « faire retraite » – mon objectif d’écriture d’une centaine de pages fut atteint en janvier – mais un très long séjour nécessiterait des conditions matérielles améliorées, même si le minimum indispensable aux yeux d’un Européen est réuni : la douche et le WC (eau de la pompe), le réchaud à gaz, le panneau solaire, le scooter et un téléphone portable pour être joignable en cas de problème.
Cette fois, je passe à Andasibe : Christin m’attend au carrefour de la RN2 avec une jeep de l’association Mitsinjo. Il me loge chez sa sœur, qui habite en face de chez lui près de la gare d’Andasibe. Les trains sont peu gênants car il n’y passe encore, sur la voie unique, que l’un ou l’autre train de marchandises par jour. De toute façon, nous passons la journée en forêt, en compagnie de Mahéry, un stagiaire de 26 ans, étudiant en section « Nature et Environnement » à Tana. Il est très motivé, avide d’apprendre et ne cessera de prendre des notes. Sur le sentier qui mène à la réserve Analamazaotra, nous sommes rejoints par Aurélien, un agronome, et sa compagne brésilienne, Barbara, qui travaillent… à Fénérive. Il y a suffisamment de champignons pour faire quelques belles découvertes, bolets, russules, polypores entre autres. Christin me régale à midi comme au soir et je peux constater qu’il a pris de nombreuses photos de champignons en mon absence : chouette ! Il y a par exemple plusieurs photos de russules qui illustreront l'exposé que je ferai au congrès mycologique consacré aux Russulales en septembre...
Trajet sans problème jusque Tamatave, même si la route est fastidieuse en raison des innombrables lacets qui traversent les collines jusque Brickaville et… qu’il pleut !
De Tamatave à Mahambo, j’ai droit à un véritable cow-boy comme chauffeur de taxi-brousse : rien n’arrête son ardeur, ni les énormes trous de la route jusque Foulpointe, ni les nombreux barrages de police où il « arrose » les pandores à coups de billets de 1.000 Ar. pour leur faire accepter que nous sommes à 18 dans un minibus Mazda qui ne peut réglementairement véhiculer que 15 passagers au maximum. Et les bagages sur le toit ne sont pas en reste !
Arrivée au soleil couchant… alors qu’il n’est que 17h30’. Le lendemain matin, il pleut trop pour une première baignade, zut ! Eric le pêcheur, mon fournisseur de vanille, vient dire bonjour et… demande une aide pour acheter de nouveaux filets. Peut-être a-t-il deviné que je suis sensible à ce type de demande, qui me rappelle l’adage mis en avant par « Les Iles de Paix » : « Si tu donnes un poisson à un homme, il mangera ce jour-là ; si tu lui apprends à pêcher, il mangera toute sa vie ». Comme à chaque fois, Faly arrive avec le panneau solaire et le couple batterie-convertisseur. Il ne pleut plus, et le premier contact avec l’océan est délicieux : c’est le bonheur, il n’y a pas d’autre mot ! Stéphanie se débrouille de mieux en mieux en français et la communication est plus facile : c’est aussi une très bonne chose. Une petite visite à la famille d’Hortense, mes voisins de presque en face, pour prendre une photo à faire parvenir en France (où elle est partie après la mort de son mari vazaha) à celle qui m’a aidé à retrouver Stéphanie en 2006 et m’a mis en contact avec le vendeur de ma maison : je lui en serai toujours reconnaissant.
Comme à chaque séjour, on m’annonce l’imminente électrification du village, mais je n’y crois guère… à voir l’état de la borne près de l’épicerie d’Olga, qui laissait couler un filet d’eau propre en janvier et qui maintenant est complètement tarie : il paraît que c’est parce que des gens se raccordaient illégalement sur le trajet des tuyaux (cette eau alimentait aussi la borne du CEG !) et qu’il y a de toute façon des problèmes techniques à la pompe principale… Aux Orchidées, Fara et Faly me font rencontrer un couple d’amis dont le mari est Flamand (mais il se sent Belge : miracle !) et l’épouse maire d’une commune rurale non loin de Tana : conversations enrichissantes, comme d’habitude en pareille circonstance.
L’événement le plus saillant, et riche de conséquences comme nous le verrons par après (mais déjà dans l'encadré ci-dessous), est que Fara me fait, un soir aux Orchidées, rencontrer des familles dont les enfants auraient besoin d’aide, notamment pour leur scolarité. C'est ce soir-là que j'ai fait connaissance avec Jean-Claude, fils d'Antoine, et Mirindra, fille de Zoe.
Il y avait aussi les 4 enfants de la famille Rabesolo : Paul, Norosoa, Kamisy et Evariste. Il faut donc aller à l'EPP (école primaire publique) pour l'inscription des 6 enfants, après une longue discussion avec le directeur et un temps fou avec le secrétaire pour établir, sur une vieille machine à écrire manuelle, les papiers nécessaires, dont la facture de paiement des frais de scolarité. Le lendemain, sur la terrasse, trois enfants sont en tablier d'école avec leur nouveau cartable, en compagnie de leur maman Françoise qui tient dans ses bras sa petite-fille Arliny.
Une question m’est souvent posée : pourquoi aider quelques familles de façon privilégiée ? Et les autres, qui voient cela, ne sont-ils pas jaloux ?
La réponse me paraît évidente : c’est le hasard des « affinités électives » qui a motivé ces « choix », comme pour chacun d’entre nous avec ses « amis ». Les autres qui croisent notre route peuvent devenir nos familiers (c’est-à-dire en quelque sorte faire partie de notre famille) à la suite d’événements parfois bien accidentels : ma mère était devenue très amie avec une automobiliste qui l’avait accrochée et renversée de son vélo !
Nous avons eu, avec chaque famille malgache « adoptée » une histoire qui rend compréhensible la relation d’amitié initiée, puis entretenue avec fidélité : c’est sans doute aussi la raison pour laquelle je n’ai plus envie de « faire du tourisme » à Madagascar. Le touriste fait des rencontres lors de ses déplacements, à table ou au bord de la piscine, de compatriotes de son groupe en voyage organisé ou d’autochtones à qui il laisse ses coordonnées en promettant de se revoir… Promesse aussi illusoire que les centaines de photos ramenées et qu’il ne regardera peut-être jamais !
Pour Stéphanie et sa maman Jeanne, c’est une initiative d’un vazaha – dont on lira le récit dans le journal de bord de 2006 – qui est à l’origine d’un parrainage qui dure depuis 2005. Dans le cas de la famille de Juliette et Raymond, c’est l’émotion intense ressentie devant la photo de Posy (Chantal) avec son bassin rempli de tout petits champignons qui fut le déclencheur d’un lien étroit. Au point de nous amener à financer l’opération du papa, mais aussi de rendre amies deux familles malgaches habitant à 8 km l’une de l’autre et qui ne se connaissaient pas avant ; Chantal (elle préfère son vrai nom à son surnom Posy) est à présent accueillie dans la famille de Fara et Faly, au même titre que leurs propres enfants ; elle est inséparable de Felana et obtient de beaux résultats scolaires ! D’autres familles m’ont été présentées par mes amis de Mahambo : l’une habite à présent une petite maison construite en 2011 dans le jardin de ma maison, et le fils aîné est devenu mon gardien. Bref, 11 enfants de 6 familles font actuellement partie de ma « famille malgache » : ces familles sont en photo sur le mur du living de Olatra, et je pense à elles pratiquement chaque jour. J’ai décidé de veiller sur elles, pour les frais de scolarité et médicaux par priorité, mais aussi pour leur logement (réparations au toit, par exemple) et les besoins qui me paraissent importants : lampe solaire, nouveau matelas, casserole et ustensiles de cuisine, sandales, etc. Quand je suis présent, j’ai plaisir à faire des cadeaux tels que un couple coq-poule, du sucre et de l’huile qui sont pour eux des produits de luxe, vu leur prix comparable à celui de l’Europe. Je dois ajouter qu'un couple de Belgique (F. et J.L.), que je connais dans le cadre d'activités mycologiques, a décidé de me confier une aide financière régulière, ce qui me permet d'être généreux en leur nom : qu'ils en soient ici explicitement remerciés !
A Sahamalany, des ouvriers sont en train de finaliser la construction d'un petit bâtiment annexe à la maison de Juliette et Raymond, pour servir de cuisine. A Tamatave avec Fara, il faut renouveler l'assurance du scooter, changer de l'argent au bureau de Tamachange près de l'hôtel Joffre, et acheter de l'artisanat au Bazar be et des huiles essentielles (eucalyptus, ylang ylang, ravintsara, niaouli, gingembre, etc.) à Homeopharma. Elle me présentera encore, avant mon départ, la petite Vola, fille d'Amélie ; j'accepterai de la compter au nombre des enfants parrainés. Allez, papy Paul, c'est assez si tu veux pouvoir rester fidèle aux engagements pris.
Il m'arrive maintenant de dire "non" (tsi en malgache), quand passe un jeune - il se présente comme un élève du CEG, copain de Donald - qui vient m'expliquer que ses parents sont pauvres, n'ont plus de riz, ont besoin de médicaments, etc. Je refuse poliment mais fermement d'être le vazaha-gogo qu'on peut exploiter en manipulant roublardise ou même mensonges : avec le temps, j'ai acquis une lucidité qui me permet, je crois, de juger de la pertinence de demandes qui risquent de devenir incessantes.
La fin de mon 12ème séjour est encore marquée par quelques bons souvenirs : un excellent repas à la Pirogue en compagnie du patron Bernard, qui me reconduira à Tamatave dans son 4x4, et un dernier repas à la maison avec la famille de Sahamalany : j'ai beaucoup de plaisir à faire des bananes flambées au rhum pour Raymond, avec ... les bananes qu'il m'a offertes ! A Tana, Tô vient me retrouver à la gare routière où est arrivé le "Boeing" de Trans Rapide un peu avant 4h du matin. Dans la maison où il s'est installé depuis son mariage avec Hasina, je peux prendre une douche reconstituante et un petit déjeuner, avant de rejoindre Ivato dans la navette de l'aéroport, qui vient chercher les clients de l'hôtel Carlton. Il ne me reste plus qu'à envoyer, pour liquider le crédit qui reste sur ma carte de téléphone portable, et qui serait perdu parce qu'inutilisé pendant plus de 3 mois, quelques SMS à mes amis malgaches pour les remercier de leur amitié...
Faut-il aider l'Afrique ?. Deux documents parus dans la presse, pour susciter réflexion et débat. Le premier a été publié dans "Le Vif L'Express", hebdomadaire belge bien connu; le second vient du "Courrier international", encore plus fameux.
L'aide à l'Afrique, une drogue néfaste ? L'aide au développement accroît la pauvreté, encourage la corruption et est source de conflits. C'est la thèse iconoclaste d'une jeune économiste zambienne. Son livre suscite le débat au sein des ONG belges et des milieux européens.
Un gros pavé dans la marre (sic) ! Dambisa Moyo, choisie parmi les femmes les plus influentes de notre époque par le magazine Time, peut se vanter d'avoir remué les consciences, de Londres à Nairobi et de Bruxelles à Kinshasa. Des responsables d'ONG belges avouent que Dead Aid, son livre provocateur sur les ravages de l'aide à l'Afrique, les a interpellés. Tout aussi troublé, l'eurodéputé Louis Michel, ex-commissaire européen au Développement, s'est procuré une dizaine d'exemplaires de la traduction française du livre (1), parue fin 2009, pour les distribuer à ses visiteurs.
La jeune auteure, originaire de Zambie et établie dans la capitale britannique, ne manque pas de références : diplômée en économie d'Oxford et de Harvard, elle a travaillé pour la Banque mondiale, avant d'entrer chez Goldman Sachs, l'une des banques les plus puissantes (et controversées) de la planète, où elle est chargée de la stratégie économique internationale. Chiffres et exemples à l'appui, elle affirme que l'assistance financière a été et continue à être, pour une grande partie du monde en développement, un désastre économique, politique et humanitaire. Pourquoi, demande-t-elle, la majorité des pays subsahariens « se débattent-ils dans un cycle sans fin de corruption, de maladies, de pauvreté et de dépendance », alors que les pays riches ont déversé plus de 1 000 milliards de dollars d'aide sur l'Afrique au cours des cinquante dernières années ? Entre 1970 et 1998, quand le flux de l'aide à l'Afrique était à son maximum, encouragé par l'industrie du spectacle (Live Aid...), le taux de pauvreté des populations s'est accru d'une façon stupéfiante. L'intuition de Dambisa Moyo est que l'octroi de dons et de prêts à des conditions très favorables a des effets comparables à la possession de ressources naturelles précieuses : il favorise la mauvaise gouvernance, est source de conflits et sape l'épargne et les investissements locaux.
Elle propose que les principaux donateurs s'entendent pour annoncer la fermeture graduelle des robinets de l'aide sur une période de cinq à dix ans. Les pays concernés réorienteraient leurs économies vers des sources de financement privés aux effets secondaires moins nuisibles. Moyo préconise le recours au marché obligataire, l'essor du microcrédit, le renforcement du droit de propriété et des mesures drastiques pour favoriser le commerce. Elle considère le Botswana, qui a prospéré après avoir rejeté la culture de l'assistance, comme un modèle à suivre. Au risque de choquer, elle vante aussi les mérites de l'offensive chinoise en Afrique. Elle critique, au passage, le Belge Philippe Maystadt, président de la Banque européenne d'investissement (BEI), pour ses attaques contre les banques chinoises, accusées de s'être emparées de certains projets en offrant de supprimer ou d'édulcorer les conditions imposées par la BEI en matière de traitement des travailleurs et de protection de l'environnement. Encore plus iconoclaste est son éloge du despotisme éclairé : elle rappelle les succès économiques de Singapour et d'autres pays asiatiques peu démocratiques et cite abondamment le président rwandais Paul Kagame, prompt à dénoncer les « erreurs des donateurs » qui « veulent choisir eux-mêmes où ils mettent leur argent » et « se trompent dans le choix de leurs partenaires ».
« L'aide ne marche pas bien, en Afrique subsaharienne spécifiquement, admet Eric Driesen, président de l'ONG belge Aquadev. Les effets de dépendance engendrés par l'assistance telle qu'elle se pratique devaient être soulignés. Il y a un intérêt à ce que cette vérité soit dite par une ressortissante du continent. Son livre fait débat en Afrique anglophone, où cela bouge au niveau des idées. Mais l'analyse économique de Dambisa Moyo ne me convainc pas. Il manque aussi, selon moi, une explication, fondamentale, sur les déficiences des élites. » « Nous avons habitué des chefs d'Etat voyous à ne pas être comptables de l'aide octroyée, reconnaît Louis Michel. Nous leur donnions de l'argent d'une main et faisions, de l'autre, notre mea culpa pour le passé colonial. Cinquante ans après les indépendances, certains dirigeants africains n'ont toujours qu'un mot à la bouche : c'est la faute aux autres ! » L'eurodéputé belge estime que l'aide internationale devrait se focaliser sur l'administration, la justice, l'enseignement : « Tant que ces pays ne sont pas des Etats, ils ne se développeront pas. » Selon l'ONG ActionAid, 47 % du total de l'aide est totalement inefficace pour renforcer les capacités d'un pays et réduire la pauvreté. « L'analyse de Dambisa Moyo sur l'échec de l'aide néglige un élément clé, lance Arnaud Zacharie (2), secrétaire général du Centre national de coopération au développement : les relations Nord-Sud ont été, dès l'origine, déterminées par l'axe Est-Ouest du nouveau monde bipolaire. Le développement a donc été conçu pour répondre aux objectifs de la guerre froide. Depuis 1999, les programmes d'ajustement structurels sont remplacés par des plans de réduction de la pauvreté. Mais aujourd'hui, le concept de développement lui-même est en crise. » Zacharie poursuit : « Les inégalités sociales et les limites écologiques de notre temps impliquent de remettre en cause les modes de production, de consommation et de répartition des richesses. Cela rend obsolète la théorie du développement fondé sur la croissance économique et la libéralisation des marchés. » Une certitude : l'impact des crises globales - financière, économique, sociale, alimentaire, climatique - dans les pays pauvres provoque une dégradation des indicateurs de développement. Dix ans après leur adoption, les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), sont hors d'atteinte pour nombre de pays du Sud (3).OLIVIER ROGEAU
(1) L'Aide fatale. Les ravages d'une aide inutile et de nouvelles solutions pour l'Afrique , par Dambisa Moyo (JC Lattès).
(2) Arnaud Zacharie a dirigé l'ouvrage collectif Refonder les politiques de développement , sorti ces jours-ci aux éd. Le Bord de l'eau.
(3) Les Assises belges de la coopération (4 mai 2010) auront précisément pour objectif la recherche de pistes en vue d'accélérer la mise en oeuvre des OMD.Dans « Le Vif L’Express, 29 mars 2010.